Comme le notait Marc Bloch, l’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Cela dit, la fin houleuse du mandat et même l’assassinat du Président Jovenel Moise peut trouver une tentative d’explication dans l’histoire si on essaie de revoir la dynamique de la fin du mandat des différents chefs d’Etat que le pays ait connu depuis 1804. L’assassinat du Président Jovenel Moise est la première qui a eu une telle ampleur, d’une part à cause des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) et d’autre part à cause de tous les points d’ombres qui obscurcissent toute tentative d’explication logique à ce crime crapuleux et inacceptable bien qu’il faut souligner que M. Jovenel Moise était l’incarnation du mal, il suffit de voir la dégradation du niveau de vie du peuple mais cela n’explique en rien qu’un commando ou je ne sais quoi, ait eu toute cette latitude pour assassiner un Président en fonction quoique de facto.
Durant le 19ème siècle haïtien qui, selon certains historiens, a pris fin en 1915 avec l’occupation américaine, en 111 ans (1804-1915) deux seuls Présidents ont eu la chance de terminer leur mandat il s’agit premièrement de Nissage Saget (1870-1874) en vertu d’un accord qui a été trouvé entre lui et son successeur Michel Domingue après que ces derniers aient mobilisé les cacos pour renverser Sylvain Salnave qui a été exécuté sur les ruines du palais national le 1er janvier 1870 ; et deuxièmement Tirésias Simon Sam (1896-1902).
À part ces deux-là, Dessalines a été empoisonné ou assassiné? La question se pose encore. Pétion est mort au pouvoir en 1818, Christophe se suicide en 1820. Boyer est parti en exil ainsi que Rivière Hérard et son neveu Septimus Rameau. Guerrier, Pierrot et Riché sont morts de cause naturelle vu qu’ils étaient très âgés, à ce propos être fort avancé en âge était l’un des critères pour devenir président lors de la mise en place de la politique de doublure par les mulâtres boyéristes dans le but de toujours avoir le contrôle du pouvoir. Faustin Soulouque (Faustin Ier), le deuxième empereur de l’histoire du pays est obligé de partir en exil pour la Jamaïque en 1859, Geffrard est parti pour l’exil, Canal a démissionné, Salomon a démissionné et est parti pour l’exil en 1888. Élu par l’assemblée nationale pour sept ans, Denys Légitime n’a passé que huit mois au pouvoir (16 décembre 1888 – 22 août 1889) et s’exila avec sa famille. Hyppolite est mort au pouvoir certes de mort naturelle. En janvier 1908, Nord Alexis, alors âgé de 88 ans, prend la décision de se déclarer roi. Chassé du pouvoir le 2 décembre 1908, Alexis s’exile en Jamaïque, où il meurt en 1910. Antoine Simon a démissionné et est parti pour l’exil le 2 aout 1911. Depuis Salnave qui a été exécuté le 1er janvier 1870, il a fallu attendre 1912 pour voir la mort tragique d’un Président haïtien, celle de Cincinnatus Leconte, ancien consolidard, qui a été tué lors de l’explosion du palais national dans la nuit de ce mois d’aout de 1912.
De 1911 à 1915, l’instabilité politique battait son plein en Haïti à telle enseigne le pays a connu 6 présidents en 4 ans, Leconte explosé avec le palais, Tancrède Auguste, lui aussi consolidard, est mort (naturelle ou empoisonné?) au pouvoir. Michel Oreste démis de ses fonctions par les cacos d’Oreste Zamor qui a son tour a été démis par les cacos de Davilmar Théodore. Oreste Zamor a été tué lors des émeutes et exécutions des prisonniers politiques ordonnés par le général Charles Oscar Etienne qui a été mutilé par le peuple le 27 juillet 1915. Et le dernier président du 19ème siècle de l’histoire du pays est Vilbrun Guillaume Sam qui, jusqu’à ce mercredi 7 juillet 2021, était le dernier Président qui a été assassiné entre le 27 et le 28 juillet 1915. Encore ce mois de JUILLET. A la différence de Jovenel Moise, Vilbrun Guillaume Sam a été assassiné par un peuple furace et qu’il a déjà remis sa démission pour aller se réfugier à la légation de France.
Ce qui différencie le 19ème du 20ème siècle haïtien, c’est qu’au cours de ce dernier aucun président n’a été ni assassiné, ni exécuté et ils sont beaucoup à avoir eu la chance de terminer leur mandat, Sudre Dartiguenave (1915-1922), Louis Borno (1922-1930), Sténio Vincent (1931-1942) même si c’est sous la pression des américains et des dominicains de l’époque surtout qu’après le génocide du 2 octobre 1937 le pays avait ras-le-bol de Vincent. Lescot a démissionné (1941-1946), Estimé a été démis de ses fonctions par Magloire par un coup d’état militaire. Ce dernier a terminé son mandat de (1950-1956) mais comme c’est toujours le cas avec nos hommes politiques qui veulent toujours se maintenir au pouvoir de manière personnelle ou en utilisant des moyens illégaux pour faire perdurer leur régime en toute impunité, sous la pression de l’armée il a démissionné et partit pour l’exil. Puis vient les gouvernements éphémères qui résultent de ces luttes intestines pour la prise du pouvoir, en moins d’un an le pays a connu toute une panoplie de gouvernements, de Nemours Pierre Louis en passant par Franck Sylvain, Antonio Kébreau, Franck Lavaud, Léon Cantave, les juntes militaires et Daniel Fignolé pour arriver à la féroce dictature des Duvalier. Le père est mort au pouvoir et le fils est parti pour l’exil le 7 février 1986.
En parlant de siècle, le 21ème, comme c’était le cas pour le 19ème a eu une très mauvaise entame si on considère les crises et fléaux qui s’acharnent sur le pays. Dès le début du siècle, des élections qui auguraient un avenir ombrageux ont été réalisées et le résultat le plus logique c’est que 4 ans plus tard la valse musicale des présidents qui ne terminent pas leur mandat a été reprise pour la plus belle. René Préval a été menacé par les ambassades occidentales pour qu’il démissionne, sans compter sur le séisme meurtrier du 12 janvier 2010. Martelly a terminé son mandat en vertu d’un accord politique, et Jovenel Moise a été assassiné. Sans oublier les crimes de sang et massacres qui se sont abattus sur le pays en ces 21 premières années de ce 21ème siècle.
Avec l’avènement de cette soit disant démocratie importée et imposée par les pays occidentaux, entre 1987 et 1994 le pays a connu toute une période de turbulences marquées par des coups d’état, des coups de force, de déchoucage, etc. Manigat a été démis de ses fonctions par Namphy. Ertha Pascale Trouillot est reconnue dans l’histoire comme la seule femme à briguer le poste de Président de la république toutefois elle a été emprisonnée par Aristide après qu’elle ait réalisé les élections qui avaient amené ce dernier à la Présidence. Aristide démis de ses fonctions par l’armée, Prospère Avril, Robert Nerette, Emile Jonassaint, sans oublier Hérard Abraham qui a passé 3 jours comme Président. Bon bref, entre 1991 et 1994 on aura tout vu. L’année de toutes les duperies de l’ex PM Robert Malval peut se révéler d’une grande aide dans une tentative de compréhension de cette jungle qu’est l’arène politique haïtien.
le 29 février 2004, Aristide a été obligé de reprendre le chemin de l’exil sans possibilité de retour au pouvoir cette fois. Martelly a été obligé de laisser le pouvoir malgré lui et ses sanglots en vertu d’un accord caduc, digne de nos politicards, qui lui a donné une sortie honorable malgré les fonds de Petro caribe qui ont été dilapidés par les tèt kale de PHTK ki kale tèt kès leta a byen kale.
A part la fin du premier mandat de Préval (1996-2001), parce que lors de son deuxième mandat il a été question de démissionner, d’ailleurs Préval l’a clairement dit dans le film documentaire Assistance mortelle, la fin du mandat de la majeure partie des Présidents haïtiens a toujours fait baver.
Il est à noter que dans cet article on ne tient pas compte des Présidents/gouvernements par intérim comme ceux de : Brunot Blanchet qui était secrétaire chargé qui a assumé l’intérim du 19 janvier 1807 au 10 mars 1807, de Céligny Ardouin (27 avril 1846 – 1er mars 1847), de Joseph Lamothe (28 juillet 1879 – 3 octobre 1879), de Borno Monpoint Jeune (23 aout 1889 – 17 octobre 1889), d’Edmond Polynice qui était Président du comité de salut public et qui a joué le rôle de Président du pays de 27 janvier 1914 au 8 février 1914. S’agissant de l’assassinat d’un président haïtien en fonction, de fait, peu importe, celui de Jovenel Moise est une grande première dans l’histoire récente du pays. Lors de son assassinat par le peuple, Guillaume Sam a été arraché au sein de la légation française pour être lynché par une foule en colère. L’assassinat du Président Jovenel Moïse reste jusqu’à présent et restera pour longtemps encore un mystère. Pendant que le Président était au sommet de son art, après avoir rendu dysfonctionnel le sénat, éliminé la cour de cassation en mettant des juges à la retraite, et en dirigeant le pays a coup de décret, il venait à peine de nommer un premier ministre, pendant qu’il mettait le cap tèt dwat sur les élections en attendant son successeur pour le remplacer le 7 février 2022. Ayant été au sommet de son art, cette chute irréversible de M. Moise était inattendue voire même impensable. Assassiné par qui et Pourquoi? A qui profitera ce crime? L’avenir quoique plus qu’incertain en dira le reste.
Edmond Kensley | kensley.eureka@gmail.com