Pas besoin d’être un spécialiste en économie, un simple coup d’œil profane peut nous permettre de voir que le commerce informel constitue un axe important dans l’économie haïtienne.
Le concept secteur ou commerce informel fut utilisé pour la première fois dans une étude sur le Kenya réalisée en 1972 pour le programme mondial de l’emploi du BIT. Selon le Bureau international du travail (BIT), le commerce informel désigne l’ensemble des activités qui échappent à toute régulation en vigueur. Il regroupe les petites activités et entreprises souvent rémunératrices, souvent individuelles ou familiales, et se caractérisent par l’inobéissance au cadre fiscal et juridique étatique.[1]
Commerce informel ou commerce de rue ou commerce ambulant ne constitue donc pas un objet stable et net mais un objet flou et fluide.[2] L’identification d’un commerce dit informel renvoie à l’absence d’enregistrement légal et/ou fiscal de l‘activité de commerce.[3]
Des petits détaillants aux grands importateurs, l’informel fait loi dans cette économie de survie. Dans la grande majorité des cas ce sont les femmes qui tiennent les petits commerces, certaines avec leurs fonds propres, d’autres se voient obliger de contracter des prêts (ponya, eskont, prêts sur gage, hypothèque, prêts bancaires pour ne citer que ceux-là) qui varient selon les garanties que peuvent donner le débiteur. Très souvent ces prêts se font à des taux usuriers jusqu’à 30% nous confient une Madan Sara.
Le commerce informel, dans la majeure partie des cas, emploie ces marchandes ambulantes que vous rencontrez dans les rues de P-au-P et des villes de provinces, ces marchandes de pistache ambulantes ou stationnaires, ces marchandes saisonnières de produits agricoles du terroir ou non, ces marchandes de fritay, de pèpè, de manje kuit (Chen janbe, anba dra, etc.) pour ne citer que celles-là font partie intégrante du commerce informel et constituent ce qu’Anderson Pierre[4] appelle Femme Poto-mitan. Vu l’étendue du champ que recouvre le commerce informel, dans le cadre de ce travail, les Madan Sara feront l’objet d’une considération particulière.
Selon le Programme des nations unies pour le développement (PNUD)[5], les Madan Sara ce n’est pas un groupe homogène, on y trouve :
-Les commerçantes itinérantes des produits agricoles, les Madan Sara Nationales (MSN) qui assurent la distribution de la production agricole nationale en se déplaçant soit à l’intérieur des provinces, soit entre les marchés ruraux et les marchés urbains, ceux de Port-au-Prince en particulier.
– Madan Sara internationales (MSI) qui sont des importatrices informelles, ce sont des commerçantes haïtiennes qui partent s’approvisionner à l’étranger pour revendre sur les marchés haïtiens. Ce sont des femmes de la « classe moyenne » qui se rendent à Curaçao, Cuba, Porto Rico, République Dominicaine, Panama, Bahamas, etc. pour y acheter des produits vestimentaires, chaussures et autres produits textiles, elles ont parfois des magasins en ville et gèrent un ou plusieurs réseaux de marchandes locales à Port-au-Prince ou dans les villes de province.
Au-delà de toute cette catégorisation du PNUD, voyons de plus près le cas d’une Madan Sara de longue date. Mme Martine Joseph est âgée de 54 ans, mère de 4 enfants, est madan Sara depuis son plus jeune âge, après la naissance de son fils ainé âgé aujourd’hui de 31 ans. Elle nous confie qu’être Madan Sara c’est l’une des meilleures choses qui lui soient arrivées car elle finit par connaitre plus de 5 des 10 départements du pays et c’est aussi par l’entremise de ce commerce qu’elle a payé les frais scolaires et universitaires de son fils comptable et de sa fille avocate, et grâce à ses activités de Madan Sara elle répond encore aux besoins de ses deux benjamines âgées de 21 et de 17 ans qui sont respectivement en NS IV et la. Toutefois, Mme Joseph était très remontée contre les autorités quant à leurs incapacités flagrantes à assurer la sécurité sur les routes nationales ainsi que dans les marchés car très souvent, nous dit-elle, les Madan Sara sont victimes de vols, de rançons et même parfois de viols. Elle demande à l’état d’assumer ses responsabilités en assurant la sécurité des vies et des biens vu qu’il est déjà dans l’incapacité de donner le strict minimum du quotidien à ses sujets. Les Madan Sara au même titre que les autres marchandes du commerce informel constituent le socle de cette économie brinquebalante.
Malgré la non-accessibilité des femmes au marché du travail, liée à cette culture judéo-chrétienne machiste faisant croire que les hommes sont supérieurs aux femmes cela n’empêche en rien qu’elles restent l’épine dorsale de l’économie haïtienne. Elles travaillent beaucoup plus dur et elles sont en plus grand nombre sur le marché informel du travail (autoentreprise). Si l’économie haïtienne quoique moribonde survit encore c’est grâce à ces femmes vaillantes, ces femmes Héroïnes[6] qui constituent le Poto Mitan de la famille, de l’économie et de la société haïtienne.
[1] Article publié en 2008 par Akim Kimbala Makiadi en 2008, le secteur informel comme stratégie de survie des congolais
[2] Monnet, 2001
[3] Laurier ,2004
[4] « Femmes Poto-mitan en Haïti, le revers de la médaille » article publié le 28 octobre 2018 avec l’équipe SOHA en tant qu’assistant du projet.
[5] Les cahiers du PNUD. Entrepreneures dans l’économie haïtienne : des marchés aux politiques publiques. 2015
www.ht.undp.org
[6]« Haitian Heroines », article écrit et publié par Rhodes en 2001.
Kensley EDMOND